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jeudi 16 février 2012

La BM du Seigneur : retour sur le film de Jean-Charles Hue



Pour ce qui concerne le cinéma, 2011 restera pour moi l'année où le pentecôtisme a trouvé droit de cité sur les écrans français,et qui plus est, de belle manière, grâce à deux films marquants de jeunes réalisateurs de talent. Enthousiasmé par l'intelligence du propos et de la mise en scène dans Jimmy Rivière (voir ici), je reviens aujourd'hui sur la BM du Seigneur de Jean-Charles Hue; film que je viens tout juste de visionner et que j'ai trouvé tout aussi fort et réussi que celui de Teddy Lussi-Modeste, dans un style très différent.

 Jean-Charles  Hue
Jean-Charles Hue
Teddy Lussi-Modeste


  











Evoquer ensemble, en miroir, ces deux oeuvres permet de mettre à jour leur complémentarité pour ce qui concerne leur façon d'aborder et de retranscrire le phénomène pentecôtiste en milieu sinté (pour Jimmy Rivière) ou yéniche (pour La BM du Seigneur). Rappelons, déjà, que Jimmy Rivière est une oeuvre de fiction, romanesque et, par moment, lyrique, alors que La BM du Seigneur est une docu-fiction, s'inscrivant dans la continuité  d'une série de documentaires réalisés par Jean-Charles Hue au sein de cette communauté de Voyageurs de la région de Beauvais, qui met en scène un épisode de la vie de Frédéric Dorkel, dit "Fred", lequel joue ici, comme tous les autres protagonistes du film, son propre rôle. D'où la différence formelle entre d'un côté une mise en images que certains pourraient juger un peu trop "lisse", un  peu trop "propre", dans le premier cas, et un parti-pris plus réaliste, voire naturaliste, pour le film de Jean-Charles Hue. Dans la BM du Seigneur, en effet, la caméra, très mobile, au plus près des acteurs souvent, nous entraîne au milieu des terrains vagues et des campements de caravanes plus ou moins décrépies. Elle nous invite au coeur des relations paisibles ou rugueuses qu'entretiennent les membres de ces familles, de cette communauté, donnant  au spectateur l'impression d'être une présence invisible, un témoin silencieux de tous ces instants intimes et collectifs qui tissent le quotidien des protagonistes.


ATTENTION : LE TEXTE QUI SUIT RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS IMPORTANTS DE L'INTRIGUE.

D'autres différences, plus importantes, sont à souligner : ainsi, si les deux films s'intéressent à la conversion dans le cadre pentecôtiste et cherchent à retranscrire le cheminement psychologique et spirituel d'un individu au sein de sa communauté, ils abordent cette question de manière complètement opposée. En effet, le film de Teddy Lussi-Modeste tient tout entier dans l'espace de temps qui sépare la "pseudo-conversion" de Jimmy et la profonde prise de conscience touchant à la nature de ses relations avec son entourage qui, selon moi, ouvre la porte à une "authentique" conversion du jeune Gitan. Cependant, la conversion elle-même reste constamment "hors-champ". A contrario, la conversion de Fred s'avère être l'élément central de La BM du Seigneur, le pivot autour duquel s'organise et s'articule le récit, de la même façon - ou presque - que dans les témoignages pentecôtistes. D'ailleurs, on peut rappeler que pour Frédéric Dorkel, le film de Jean-Charles Hue constitue une manière de témoigner de "l'action de Dieu dans sa vie" (voir ici).

Pour autant, l'oeuvre en question dépasse de beaucoup l'habituel témoignage des convertis, en échappant au formatage qui permet d'ordinaire au "nouveau chrétien" la réinterprétation de son existence passée et présente par le biais de l'élaboration progressive, sur un canevas stéréotypé, d'un "mythe personnel". Affiné au fur et à mesure des narrations successives auprès d'auditeurs divers, coreligionnaires ou non, ce "mythe personnel" doit être susceptible de s'inscrire dans une "histoire mythique collective", orientée selon les lignes de forces principales du mode de pensée pentecôtiste (lutte, dans le Ciel comme sur la Terre, de puissances adverses, croyances eschatologiques, etc.). La conversion y est généralement présentée comme une rupture radicale. Ou, plus exactement, comme un prisme inversant en miroir les tares attribuées a posteriori par le fidèle à son existence antérieure : de la maladie à la guérison, de la souffrance à l'apaisement, du trouble à la sérénité, etc. et de façon générale, du malheur au bonheur. Or, le film échappe à ce canevas stéréotypé : Fred, avant sa conversion, n'est pas en quête de guérison. Même si, d'un point de vue extérieur, il mène une vie marginale, "misérable", où sa seule occupation notable est la "chourave", principalement le vol de voitures, cela ne semble entraîner chez lui aucune "souffrance", aucun mal-être. Car Fred est parfaitement intégré au sein de sa communauté, il est aimé par ses proches, il vit en harmonie au sein de son groupe familial, au sein de sa cellule familiale aussi, avec sa femme et son enfant. Qui plus est, il est respecté par tous, c'est à lui, avec sa carrure imposante, que l'on fait appel pour jouer à l'occasion les médiateurs dans les situations conflictuelles.


Apparemment, il n'est pas non plus dans une quête spirituelle. Et même s'il a dans son entourage des convertis (sa mère, son épouse...), même s'il écoute à l'occasion de la musique "chrétienne" ainsi que les bribes de prédications et de témoignages qui s'échappent de l'assemblée pentecôtiste, il ne semble pas "chercher" Dieu, ni même, à la manière des personnages d'En attendant Godot, de Samuel Beckett, l'attendre avec une espérance constamment déçue. En fait, à l'inverse, comme on va le comprendre lors de la scène clé de la conversion, c'est Dieu qui l'attend, par l'intermédiaire de ce mystérieux Gadjo qui se tient là un soir, sur le territoire communautaire, sans y avoir été invité. Vision illusoire ou personnage réel? Le film, sans esquiver la question mais en abordant cette scène avec une grande finesse, laisse le spectateur en décider par lui-même. Fred, lui, en tout cas, reviendra à son quotidien avec la certitude qu'il s'agissait bien d'un "ange" envoyé par Dieu. Cette rencontre personnelle, intime, avec le divin - messager angélique, ou, qui sait?, Jésus-Christ en personne - bouleverse le jeune Yéniche et l'engage à changer de vie.

Loin de tout déterminisme sociologique, donc, il s'agit là à proprement parler d'une expérience mystique qui laisse Fred hébété. Et même bien embêté, pour tout dire. Embêté, déjà, face à l'incompréhension et à l'hostilité de ses "potes" qui aimeraient bien le voir reprendre le "droit chemin" des rapines et de la picole. Et puis,  s'il doit arrêter de voler des BM, de quoi va-t-il vivre, et comment va-t-il nourrir sa famille, s'inquiète-t-il, lui qui ne connait que la "chourave"? Décidément, loin d'être une bénédiction, cette expérience le perturbe, le déstabilise, trouble la routine de son existence. Et lever la main vers Dieu en écoutant la prédication pastorale dans l'assemblée qu'il fréquente désormais ne suffit pas à calmer ses angoisses. Heureusement, qu'il y a ce grand chien blanc que l'inconnu a laissé derrière lui, pour conforter la foi du nouveau "chrétien" et le réconforter : signe tangible, pour Fred, de la réalité de cette irruption, de ce bref passage du divin!

image de La BM du Seigneur

Mais même cela s'avère insuffisant, et Fred replonge - ou semble replonger. Malgré les admonestations et les avertissements de sa femme, il retourne se soûler avec ses potes... Et puis il se décide à voler la BM blanche "commandée" peu avant sa conversion. "Retour à la case départ", pense alors le spectateur. Non, car Fred finalement se reprend et mitraille la belle BM fraîchement dérobée et tout juste livrée à son commanditaire...

Les scènes finales montrent, à mon avis, toute l'intelligence compréhensive que le réalisateur a de son sujet : suite au saccage de la voiture volée, Fred et le commanditaire, furieux, s'injurient par la fenêtre ouverte de leur caravane respective. Pourtant Fred est troublé et demande, par la prière, l'aide de Dieu, car il sait, qu'en réagissant ainsi, il se comporte encore comme "l'ancien Fred", celui qui a été élevé dans un milieu où, pour les hommes en tout cas, des corps à corps de l'enfance aux colères de l'âge mur, tout passe, sous le regard de la collectivité, par des rapports de force, par la confrontation, par la nécessité de défendre son honneur (soi-même ou éventuellement par personne interposée, comme dans le cas du combat à mains nues rapporté dans le film, mené par un fils pour son père). En effet, comme le montre toute la première partie du film, la communauté yéniche, pour chaleureuse et pétrie de solidarité mécanique qu'elle soit, n'en repose pas moins sur un équilibre constamment travaillé par des tensions, où la violence latente peut à l'occasion s'exprimer, notamment lorsqu'un protagoniste semble montrer des signes de faiblesse. C'est ce que sait bien d'ailleurs Fred, lui qui a survécu "miraculeusement" à un égorgement perpétré par certains de ses soi-disant "potes", sans qu'il connaisse l'identité des coupables, alors qu'il était totalement soûl (voir le commentaire de Jean-Charles Hue à ce sujet dans l'entretien ci-dessous).

Or, ce que la conversion est censé apporter au "nouveau chrétien", c'est notamment la capacité de s'extraire de ce paradigme de la confrontation permanente pour un autre paradigme, fondée sur l'apaisement et le pardon. Ou, pour employer le langage batesonien, la capacité à sortir d'un système d'interactions fonctionnant sur un mode symétrique (l'escalade dans la provocation, par exemple) pour adopter un mode de fonctionnement fondé sur un système d'interactions complémentaires (l'amour en réponse à la colère et à l'agression). C'est exactement ce genre de système d'interactions complémentaires, déstabilisant car totalement inattendu pour Fred, que celui ci dit avoir expérimenté lors de sa rencontre avec le mystérieux "visiteur" gadjo : alors qu'il commençait à s'en prendre à l'inconnu, coupable de s'être aventuré sur le "territoire" de la communauté (Qu'est-ce que tu fais là, toi? Tu n'as rien à faire là! Tu es chez  nous ici!"), celui-ci lui a renvoyé tant d'amour ("Il n'y avait aucune haine en lui!" ajoute Fred en délivrant son témoignage à ses potes), que le jeune Yéniche en a été bouleversé...

Or là, lors de cet échange d'injures avec le commanditaire de la BM, fou de colère, Fred ne se sent pas capable de cet amour qui permettrait de mettre fin à l'escalade de la violence. D'où l'appel à Dieu. Mais Dieu va répondre à cet appel à l'aide de façon pour le moins inattendue, puisque c'est à ce moment que le commanditaire de la BM, se saisissant d'un fusil, abat le chien de Fred. Celui-ci va-t-il, de colère et de désespoir, abandonner Dieu et sa nouvelle condition de "chrétien"? C'est tout le contraire qui se passe, semble-t-il. Comme si, à ce moment là, pour Fred, ce meurtre se révélait être le signe envoyé par Dieu pour lui faire comprendre que sa foi était désormais assez grande et assez forte pour perdurer par elle-même, sans la présence de ce compagnon canin. Et le film montre alors Fred à genoux, en pleurs ou en prières, on ne sait - peut-être les deux à la fois -, étreignant son ennemi... Là est le divin, semble dire le réalisateur; là est le divin : dans cette étrange scène de rédemption... Mais il est aussi peut-être, de façon métaphorique, dans la poésie de ces longs plans fixes parfaitement cadrés où la caméra de Jean-Charles Hue capte le reflet du ciel sur la terre, dans une flaque d'eau noire.

Quoi qu'il en soit, si l'on admet que la démarche ethnographique consiste - pour faire court - à rendre compte de la façon la plus respectueuse possible d'une réalité humaine et sociale, en gardant toutefois le recul nécessaire par rapport au  discours "émique" pour analyser cette réalité en essayant de l'appréhender en même temps de l'intérieur et de l'extérieur, la BM du Seigneur constitue indéniablement un magnifique document ethnographique sur la conversion au pentecôtisme au sein d'une communauté yéniche. Et ce document n'est pas, selon moi, sans utilité si l'on veut comprendre en profondeur l'impact de ce mouvement religieux en milieu tsigane ou apparenté, à côté des écrits incontournables de Patrick Williams déjà cités sur ce blog, notamment "Le miracle et la nécessité : à propos du développement du pentecôtisme parmi les Tsiganes, Archives des Sciences Sociales des Religions, 73, 1991 ou le remarquable ouvrage : Nous on n'en parle pas. Les vivants et des morts chez les Manouches, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1993.


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A lire : un entretien (très intéressant) avec Jean-Charles Hue.
Lire aussi ici.

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