J'ai déjà dit dans une note précédente tout le bien que je pense de ce premier film qui se déroule en milieu tsigane pentecôtiste. Comme promis, j'y reviens pour développer un peu plus mon opinion et exposer quelques réflexions inspirées par le visionnage de cette oeuvre remarquable que le journal La Croix qualifie de "sidérante réussite" (voir la critique ici), tandis que pour Les Inrocks, qui y vont carrément de leur "Alléluia!", le cinéma français a trouvé en T. Lussi-Modeste "son Nicholas Ray, ou son Elia Kazan" (voir ici).
ATTENTION (SPOILER) : LES LIGNES QUI SUIVENT RÉVÈLENT DES ELEMENTS IMPORTANTS DE L'INTRIGUE
D'un point de vue purement cinématographique, en effet, il faut le dire : on tient là, certainement, un grand réalisateur. En espérant que celui-ci confirme par la suite toutes les promesses de ce coup d'essai déjà si abouti. Il y a là une vraie intelligence de mise en scène tout au long du film : si Teddy Lussi-Modeste ne dédaigne pas les effets de style, ceux-ci servent toujours le propos (voir le ralenti de l'extraordinaire scène d'ouverture, le déplacement tournoyant de la caméra autour des personnages lors de la discussion, tout sauf anodine, qui rassemble, autour d'un verre, Jimmy, sa petite amie Sonia, Fatime, une copine de Sonia, et Mario, alias Nabil. Voir aussi les jeux d'ombre et de lumière pendant la scène, intense en émotion, où Jimmy est confronté aux reproches du pasteur, joué par Serge Riaboukine).
La musique, omniprésente sans être envahissante, tient également une grande place et, alors qu'elle n'a rien de "tsigane" (peut-être justement de ce fait), elle colle parfaitement au film. Mais la réussite de cette oeuvre tient aussi beaucoup au casting : "Jimmy Rivière" est porté par des acteurs irréprochables. Les "pros", certes : Guillaume Gouix, bien sûr, impressionnant de présence et de justesse, qu'on croirait lui-même issu de la communauté gitane, Hafia Herzi, Béatrice Dalle et un Serge Riaboukine plus vrai que nature en pasteur évangélique à la foi vibrante bien que travaillé intérieurement par ses propres contradictions. Mais aussi les amateurs, gitans, comme la soeur, la mère ou le cousin de Jimmy. Tous les acteurs sans exception - sans oublier ceux qui jouent Mario, l'ami de Jimmy, ou Ezéchiel son beau-frère - contribuent au sentiment de sincérité et, disons-le, de "grâce" qui émane de ce film.
D'autant que Teddy Lussi-Modeste a parfaitement su éviter le piège de "l'exotisme au carré" (pour reprendre la judicieuse expression proposée par mon collègue Yannick Fer dans son excellent ouvrage sur le pentecôtisme en Polynésie Française). Non seulement la vision du milieu gitan ne tombe dans aucun des clichés folklorisants souvent présents au cinéma, y compris dans des films de grande qualité comme ceux de Emir Kusturica ou de Tony Gatlif, mais la façon de montrer le pentecôtisme est, elle aussi, sobre et plutôt juste, laissant de côté certains aspects, certes présents dans cette forme d'expression protestante évangélique, qui auraient pu focaliser l'attention du spectateur en la détournant du récit lui-même. Aucun "parler en langues", donc, ni prières de "délivrance" : le réalisateur a eu l'intelligence de ne pas succomber à l'attrait du "spectaculaire", ce qui n'aurait apporté qu'un intérêt superficiel, centrant au contraire son film sur ses personnages et leurs émotions profondes. D'où la sensation de "familiarité" que l'on éprouve, sans pour autant que le sentiment "d'altérité" soit occulté. Mais c'est par petites touches, par les bribes que l'on perçoit de la vie en communauté en milieu gitan comme par les quelques scènes où est mise en scène la réalité pentecôtiste, que le spectateur gadjo non-converti ressent cette alterité, sans cesser pour autant de se sentir concerné par ce qu'il voit, sans cesser de s'intéresser à ces personnages attachants, aux sentiments complexes et contradictoires.
Quel est au final le propos du film? Il s'agit d'une conversion ratée (en apparence tout au moins). L'on y suit l'évolution psychologique d'un jeune gitan à la forte personnalité qui a désiré se convertir avant tout, semble-t-il, pour abolir la subtile frontière tracée entre lui et ses proches (notamment son cousin, sa soeur, sa mère, ainsi que le pasteur, son "père de substitution") qui, tous, ont "donné leur vie au Seigneur".
Premier constat : le synopsis du film présente à mon avis les choses de façon un peu réductrice, voire même assez discutable, en arguant que Jimmy "se convertit sous la pression de sa communauté", ce qui laisse sous-entendre une certaine coercition dans la décision prise. Il me semble plutôt que c'est par simple conformisme familial que le jeune homme cherche à se convaincre lui-même de sa conversion, sans s'apercevoir qu'il "prend le problème à l'envers". En effet, ainsi qu'il le dit lui-même dans le film (sous forme de reproches : "vous m'avez menti", lance-t-il, à ceux qui lui ont promis la foi par le biais de leur témoignage), Jimmy s'est évertué à "faire de la place à Jésus dans son coeur" en délaissant la boxe thaï et Sonia, mais cela n'a pas entraîné pour autant la "rencontre" espérée "avec Christ", car le désir de ces "passions du monde" est, lui, encore bien présent. De ce fait, sans doute parce qu'il côtoie depuis longtemps le milieu pentecôtiste, sans pour autant faire partie de "la communauté de foi" qui se superpose partiellement à la communauté ethnique dans laquelle il est, là, parfaitement intégré1, il n'est pas passé par le profond bouleversement psychologique accompagnant en général la conversion. Pour autant, s'il mène sa vie en dehors des préceptes moraux exigés dans le pentecôtisme évangélique, il en connaît les codes et en maïtrise parfaitement le langage sans pour autant que celui-ci fasse véritablement sens pour lui.
Jimmy Rivière est ainsi en quelque sorte la "projection" de Teddy Lussi-Modeste, qui, lui même, comme son personnage, connaît bien, manifestement, sans doute pour les avoir longuement cotoyés, ses congénères convertis, ainsi que leur mode d'être et de pensée. Mais par ailleurs, tout comme le réalisateur, son personnage, Jimmy, a la particurité de maîtriser aussi d'autres langages : celui des jeunes gadjé de sa génération en particulier les jeunes musulmans avec lesquels il a lié amitié, mais également celui des représentants du pouvoir public2, ce qui le distingue aux yeux de José, son pasteur qui verrait bien en lui, entre autres pour cette raison-là, un candidat au ministère pastoral. En effet, ce qui caractérise les responsables ecclésiaux de ce milieu par rapport aux simples fidèles, c'est qu'ils ont la capacité d'être à l'aise dans la dimension du "bruit"3 qui préside aux relations avec les Gadjé, notamment par la maîtrise de l'expression orale, en jouant, en tant que porte-paroles et négociateurs, un rôle d'"interface" entre les deux univers. Et c'est cette capacité qu'à Jimmy - au contraire de son beau-frère Ezéchiel, l'assistant de José qui aspire au ministère. Et c'est pour cela que la déception est d'autant plus amère pour le responsable joué par Serge Riaboukine quant au comportement de son protégé.
Pour autant, faut-il voir dans ce film une critique plus ou moins sévère du pentecôtisme avec une mise en accusation de la "pression" exercée par la communauté des croyants sur un individu, l'empêchant de se "réaliser", dans ses désirs et ses aspirations, comme j'ai pu le lire ici ou là sous la plume de certains critiques cinéma. En aucune façon, à mon avis. Car si une fois converti - ou censé l'être - une pression de plus en plus forte va effectivement s'exercer sur Jimmy, c'est moins parce qu'il n'a pas réussi à rompre totalement avec ses "passions"4 que parce que, comme le pasteur lui en fait le reproche, il "ment aux autres" et surtout, il se "ment à lui-même". Le problème me semble reposer surtout sur le fait que chez Jimmy, au contraire de ce qui se passe en général pour les convertis, la relation à Dieu n'est pas devenue centrale dans son existence, médiatisant l'ensemble de ses interactions avec son environnement, avec les autres comme avec lui-même. Ainsi, on ne peut qu'être surpris par la scène où Jimmy répond par la violence physique à la provocation verbale d'un non-converti qui le nargue à propos de sa nouvelle condition de chrétien. Alors qu'on se serait attendu chez un pentecôtiste à une attitude d'apaisement : en se tournant vers la prière, par exemple, pour éviter de rentrer dans le jeu de l'escalade symétrique du conflit5. De fait, Jimmy n'a pas compris que la violence qui l'habite peut être mise au service de sa foi, à l'exemple du pasteur joué par Serge Riaboukine, qui apparaît travaillé par la même agressivité6, mais qui, lui, arrive à la canaliser, en s'isolant régulièrement en forêt, ce qui lui permet de dominer cette violence par la "restauration de la communication défaillante" avec Dieu ainsi que, par voie de conséquence, avec les hommes.
Toutefois, Jimmy n'est pas le seul à vivre dans le mensonge. C'est le cas également de sa soeur, Becka (magnifiquement jouée par une actrice non professionnelle d'origine gitane, Pamela Florès). Pour celle-ci, cependant, cela ne concerne pas sa conversion, mais l'amour qu'elle éprouve pour un ami de Jimmy, dont on apprendra incidemment lors d'une scène clef du film qu'il n'est pas gitan mais d'origine maghrébine, de confession musulmane, et qu'il a choisi de vivre parmi les gens du Voyage en se faisant appeler Mario au lieu de Nabil. Or, même si Mario/Nabil est bien intégré en apparence dans la communauté, l'amour réciproque qui l'unit à Becka, la soeur de Jimmy, n'a pu s'exprimer au grand jour, et Becka s'est résignée à épouser Ezéchiel, l'assistant du pasteur. Pour ma part, j'ai interprété l'impossibilité de cet amour comme reposant sur des raisons non pas religieuses mais ethniques. Si j'ai bien compris (mais je peux me tromper, peut-être d'autres spectateurs de ce film exprimeraient-ils un avis différent), ce n'est pas parce que Mario/Nabil est musulman ou ex-musulman que son union avec Becka est inacceptable par le reste de la communauté mais parce qu'il n'est pas un "vrai" Gitan". Ceci explique également, me semble-t-il, pourquoi Jimmy, devenu pentecôtiste, ne peut envisager d'autre choix que de quitter Sonia, jeune "beurette" de confession musulmane. En effet, tant qu'il n'était pas tenu de respecter les préceptes moraux protestants évangéliques, rien ne s'opposait à ce que le jeune Gitan entretienne cette liaison sans enjeu matrimonial. A partir de son baptême, par contre, il serait mal vu qu'il conserve une relation amoureuse qui ne déboucherait pas sur le mariage. Or, Jimmy ne conçoit pas d'épouser Sonia alors même qu'il est profondément amoureux d'elle. Non pas comme il le prétend de façon hypocrite parce qu'elle n'est plus vierge, ni d'ailleurs parce qu'elle n'est pas chrétienne, mais, selon moi, parce qu'elle n'est pas Gitane. La contradiction qui ronge Jimmy vient ainsi de l'opposition entre les exigences traditionnelles et celles imposées par sa nouvelle religion. Pour le réalisateur, semble-t-il, la conversion pentecôtiste ne suffit pas à émanciper l'individu des contraintes liées à la pression toujours forte de la communauté ethnique, ce qui n'est probablement pas faux en milieu tsigane, même si le protestantisme évangélique a indéniablement entraîné de profonds bouleversements dans ces communautés de gens du Voyage.
Ainsi, pour ce qui concerne la notion identitaire, par exemple, les travaux remarquables de Patrick Williams dans les années 1980-1990 ont permis de montrer un phénomène d'unification inédit en milieu tsigane en contexte pentecôtiste : alors que l'identité individuelle et collective se construit traditionnellement dans ce milieu non pas par rapport à une "tsiganité" - catégorie imposée de l'extérieur - mais par rapport à l'appartenance à telle ou telle communauté (l'individu ne se définit pas comme "Tsigane", mais comme "Manouche", "Gitan", "Rom", etc.), en milieu pentecôtiste, on observe une tendance à l'effacement des frontières communautaires et l'émergence d'une "tziganité" chrétienne évangélique qui permet le retournement du stigmate imposé par le monde des Gadjé. L'individu qui se convertit ne se considère plus avant tout comme Manouche ou Rom, par exemple, mais comme "Chrétien", au sens évangélique du terme, par ailleurs membre d'un peuple "tzigane" "élu", "distingué par Dieu d'entre les autres peuples". Cette perspective va tout à fait dans le sens de l'idéal de fraternité promu dès les début de son ministère par le pasteur Le Cossec, le fondateur de "Vie et Lumière", qui favorisait la disparition des cloisons entre communautés de gens du Voyage au sein de la Mission evangélique Tzigane (MET) et qui encourageait par ailleurs l'ouverture au monde des Gadjé (par les liens fraternels maintenus avec les ADD de France malgré la séparation entre MET et ADD en 1968, par l'entrée de la MET dans la Fédération Protestante de France en 1975, et surtout par la volonté manifestée par Le Cossec que les Tsiganes convertis apportent le Salut aux Gadjé). Pourtant d'autres dynamiques ont travaillé et travaillent encore en sens inverse, montrant que le poids des communautés "ethniques" est toujours fort. Ainsi, dès 1978, Patrick Williams constatait que "dans l'Eglise évangélique tsigane de Noisy-le-Sec, de nouveau il n'y a plus de réunions communes aux Rom et aux autres Voyageurs Chrétiens : chacun a son jour réservé"8. Rien d'étonnant, alors, à ce qu'une majeure partie de la communauté Rom évangélique en France se soit séparée, en 1995, de la Mission Evangélique Tzigane "Vie et Lumière" pour créer, à l'initiative de membres de la famille Demeter, pourtant parmi les premiers Roms convertis par Le Cossec (Voir ici), un nouveau mouvement : le CMERI (Centre Missionnaire Evangélique Rom International) spécifique à cette communauté (site internet du CMERI).
Pour en revenir à Jimmy Rivière, c'est en "touchant le fond", abandonné par les autres membres de sa communauté, hormis sa mère, qu'il prend conscience d'un certain nombre de choses essentielles le concernant : d'une part qu'il ne peut subsister en tant qu'individu isolé, en dehors des liens communautaires qui irriguent son existence, d'autre part que ce qui lui importe le plus au monde - bien plus que l'ambition de devenir un grand boxeur - c'est l'amour de Sonia dont il ne peut se passer. A l'inverse de sa soeur, il ne peut se résigner à vivre sans la personne qu'il aime, même s'il doit lutter pour l'imposer auprès de sa communauté. D'où la décision finale de se rendre au grand rassemblement de la Mission Evangélique pour s'expliquer publiquement. Le film se termine ainsi sur les images des innombrables caravanes des fidèles réunis à l'occasion de cette Convention... Pour autant, si l'on me demandait un avis personnel sur la suite des événements, si l'on me proposait par exemple d'imaginer ce que pourrait montrer un épilogue se déroulant quelques années plus tard, je serais assez tenté de retrouver Jimmy Rivière devenu pasteur respecté, prédicateur charismatique, épaulé par Sonia elle-aussi convertie (pourquoi pas?), tant il est vrai que, pour moi, ce que retracent les derniers instants du film évoqués plus haut, c'est le prélude à la "véritable" conversion de Jimmy et à sa "nouvelle naissance" au sein de sa communauté de foi.
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2. A ce propos, en une seule scène et quelques échanges verbaux très significatifs, Teddy Lussi-Modeste, exprime, de façon concise mais précise, la difficulté des rapports entre les tsiganes pentecôtistes et les municipalités auxquelles il ont affaire pour leurs rassemblements périodiques.
3. Sur ces dimensions du "bruit" et du "silence" en milieu tsigane (manouche en l'occurence), voir le bel ouvrage de Patrick Williams : Nous, on n'en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches, Paris, Ed de la Maison des Sciences de l'Homme, 1993.
4. Au delà de l'idéalisation présentée dans le cadre des "témoignages", il suffit de réaliser des entretiens indiividuels un peu approfondis avec des convertis pour s'apercevoir que la libération d'addictions comme l'alcool, la drogue ou la cigarette, par exemple, est rarement aussi instantanée que les fidèles le laissent entendre de prime abord.
5. La réflexion que j'ai proposée à ce sujet dans mon ouvrage sur le pentecôtisme à La Réunion, en me fondant sur des notions empruntées à Gregory Bateson, a été reprise et prolongée de façon très pertinente par Yannick Fer dans ses travaux sur la Polynésie Française. Voir par exemple : FER Yannick, "Genèse des émotions au sein des Assemblées de Dieu polynésiennes", Archives de Sciences Sociales des Religions, 131-132, juillet-décembre 2005, p. 143-163 (en ligne ici).
6. Cette violence se révèle notamment dans la colère et le mépris que le pasteur éprouve encore profondément pour le père de Jimmy.
7. Outre l'ouvrage déjà cité, voir notamment, de Patrick Williams, "Le développement du pentecôtisme chez les Tsiganes de France : mouvement messianique, stéréotypes et affirmation d'identité" in Vers des sociétés pluriculturelles: études comparatives et situation en France, Actes du Colloque International de l'Association Française des Anthropologues, Paris, ORSTOM, 1987; "Le miracle et la nécessité : à propos du développement du pentecôtisme chez les Tsiganes", Anthropologie urbaine religieuse, Archives de Sciences Sociales des Religions, 73, 1991, p. 81-98; "Une langue pour ne rien dire. La glossolalie des Tsiganes pentecôtistes", in C. Petonnet et Y. Delaporte (dir.), Ferveurs contemporaines. Textes d'anthropologie urbaine offert à Jacques Gutwirth, Paris, L'Harmattan, 1992, p. 111-125; "Questions pour l'étude du mouvement religieux pentecôtiste chez les Tsiganes", in N. Belmont et F. Lautman (dir.), Ethnologie des faits religieux en Europe, Ed. du CTHS, 1993, p. 433-445.
8. WILLIAMS Patrick, Mariage tsigane : une cérémonie de fiançailles chez les Rom de Paris, L'Harmattan, 1984, p. 411.
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