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mardi 10 novembre 2009

Question de chiffres...

Un des problèmes rencontrés de façon récurrente lorsque l'on s'intéresse d'un point de vue sociologique au protestantisme évangélique, notamment pentecôtiste ou charismatique, réside dans la difficulté à évaluer numériquement, de façon fiable, les mouvements concernés. Les raisons en sont diverses : pour les responsables de certaines Eglises, seul compte le salut des âmes, le recensement des membres n'est pas une priorité, et ils ne se préoccupent pas  de connaître  leurs effectifs exacts. D'autres, parfois, avancent des chiffres qui laissent dubitatifs quant à l'intention prosélyte sous-jacente : la croissance de l'Eglise, mise en avant de façon  ostentatoire, est censée apporter la preuve du soutien divin à l'oeuvre d'évangélisation. Enfin, il est assez souvent difficile d'obtenir des précisions sur ce que recouvrent les chiffres en question: s'agit-il uniquement de membres professants, ou l'estimation inclut-elle les sympathisants qui fréquentent plus ou moins régulièrement les lieux de culte, ainsi que les enfants des fidèles?

Pour ce qui concerne le pentecôtisme en France, par exemple, les chiffres laissent un peu perplexe. A la fin des années 1980, selon Jean Baubérot 1, sur approximativement 98 300 membres effectifs, baptisés au sein de ces Eglises, 60 000 environ faisaient partie des Assemblées de Dieu (ADD), soit 61%, 35 000, soit 35,5%, de la Mission Evangélique Tzigane (née dans les années 1950 sous l'impulsion du pasteur des ADD, Clément Le Cossec (1921-2001), la MET s'est séparée à l'amiable des ADD en 1968, mais a gardé d'étroites relations avec ces dernières), les quelques 3300 fidèles restants (soit 3,5% environ) appartenant à d'autres communautés pentecôtistes toutes tendances confondues.

Photo ci-contre : pasteur Le Cossec (en provenance du site www.clement-le-cossec.org)


Vingt ans après, la situation apparaît bien différente : il y aurait aujourd'hui en France au moins 200 000 pentecôtistes (au sens large, y compris les différentes tendances de la "troisième vague" charismatique. Ne sont pas inclus toutefois dans ce chiffre les dizaines de milliers de ressortissants étrangers au sein des centaines d'Eglises évangéliques issues de l'immigration, parfois dites "ethniques" qui sont, pour une large part, de type pentecôtiste-charismatique). Les ADD ne représenteraient plus que 40 000 membres baptisés sur 70 000 fidèles, selon S. Fath 2 (40 000 baptisés sur 117 000  personnes en tout - y compris sympathisants et enfants -  selon les ADD elles-mêmes. Source : service de presse FNADF, 2006). La MET, elle, revendique selon les sources entre 70 000 et 100 000 fidèles. Le reste se partageant, selon Sébastien Fath (qui retient le chiffre de 70 000 aussi bien pour les ADD que pour la MET) entre 30 000 personnes pour les autres Eglises pentecôtistes (Eglise de Dieu, Eglise Apostolique, etc.) et  30 000 également pour les mouvements qu'il regroupe sous le terme de "nouveaux réseaux charismatiques" : Fédération des Eglises du Plein Evangile de France (FEPEF), Communauté des Eglises de l'Espace Francophone (CEEF), etc.


Cette évolution appelle plusieurs remarques. On note tout d'abord une "explosion" des mouvements pentecôtistes-charismatiques hors réseaux ADD et MET, dont les fidèles auraient été multipliés quasiment par 20 en l'espace de deux décennies, ce qui se vérifie effectivement sur le terrain. Durant cette période, la MET, elle, aurait doublé, voire triplé ses effectifs, ce qui en ferait  actuellement la principale dénomination pentecôtiste en France. Mais la constatation la plus étonnante est le recul significatif du côté des ADD. Elles auraient perdu 20 000 baptisés en 20 ans et seraient ainsi passé, si l'on prend en compte ce nombre de membres professants pour établir un rapport en pourcentage, de leader du pentecôtisme français avec 61% du total à la fin des années 1980, à une place bien plus modeste avec un peu plus de 23% seulement aujourd'hui.

Quelles hypothèses avancer pour expliquer ce net fléchissement? Sébastien Fath en propose deux principales :  en premier lieu, un éventuel problème de comptage pour ce qui concerne les anciennes estimations. D'autre part, un réel "tassement" dû à la "routinisation" au sein de ces Eglises. Longtemps hégémoniques, les ADD ont vu naître, ces dernières décennies, parfois par scission, une nébuleuse de mouvements souvent plus effervescents qui lui font aujourd'hui concurrence. Cela a probablement entraîné la captation d'une partie des membres des ADD par ces nouveaux mouvements pentecôtistes et charismatiques qui, pour la plupart, ont émergé dans les années 1970 et ont connu une forte expansion à partir des années 1980. C'est la constatation que j'ai pu faire, d'ailleurs, au début des années 1990, au sein de la Mission du Plein Evangile - La Porte Ouverte Chrétienne de Mulhouse et Strasbourg : une partie de mes interlocuteurs de cette "Mega-Church" alsacienne dans la mouvance de  la "troisième vague" pentecôtiste-charismatique étaient d'anciens membres des ADD reprochant à leur précédente Eglise d'être en train de perdre "Le Feu de l'Esprit".


Les deux explications précédentes sont tout à fait probables. Toutefois, une troisième hypothèse me semble possible et mérite peut-être d'être prise en considération. Le chiffre de 40 000 membres baptisés avancé aujourd'hui ne concerne que la France métropolitaine. C'est là une certitude. Pour la France d'Outre-mer,  si l'on se réfère à des données datant de la fin des années 1990, il faudrait comptabiliser en plus environ 25 000 membres baptisés des ADD (peut-être 30 000 aujourd'hui), dont 20 000 pour la seule île de la Réunion3. La différence massive entre les chiffres des années 1980 et ceux d'aujourd'hui ne tiendrait-elle pas au fait qu'à l'époque l'estimation comprenait peut-être les fidèles des DOM-TOM? En effet, au tout début des années 1990, la Mission Salut et Guérison revendiquait 12 000 membres (dans l'ouvrage autobiographique d'Aimé Cizeron, p. 162). En ajoutant quelques milliers de fidèles pour le reste de ce qui était àl'époque des DOM et des TOM, on est dans l'ordre de grandeur envisagé. A l'époque d'ailleurs, la Mission Salut et Guérison était encore considérée comme une implantation missionnaire. Actuellement, les ADD de la Réunion conservent certes des liens étroits avec les ADD de France, mais elles ont gagné une certaine autonomie sous le nom d'AMADR (Action Missionnaire des ADD de la Réunion).

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Photos : Mission Salut et Guérison de Cilaos (Mare-Sèche), La Réunion (collection personnelle); Mission Salut et Guérison au coeur du Cirque de Mafate (© Franek2 sur Panoramio).



Dans le contexte mauricien


La situation n'apparaît pas plus claire, question chiffres, pour ce qui concerne les ADD mauriciennes. Sur le site de l'Action Missionnaire des ADD de France, on trouve successivement les estimations suivantes : 25 000 membres en 1997, entre 40 000 et 60 000 membres en 2001, 80 000 "Chrétiens" en 2002... A moins de supposer une croissance soudainement exponentielle de la Mission Salut et Guérison à Maurice, il faut bien admettre qu'il y a là un problème. D'autant que Paul Calzada, le président de l'Action Missionnaire avançait, lui, en 2003, le chiffre de 30 000 fidèles dans la revue Pentecôte, éditée par les ADD de France (Pentecôte, avril 2003 : 24). Il est très probable que la différence, là, tient au fait de savoir s'il est question de membres effectifs, professants baptisés, ou si les chiffres revendiqués incluent les sympathisants et les enfants des fidèles. Selon moi, cela signifie que les ADD mauriciennes  comprennent aujourd'hui au moins 30 000 baptisés sur 70 000 fidèles en comptant sympathisants et enfants (ce dernier chiffre est celui avancé par les ADD mauriciennes elles-mêmes sur leur site internet).


Les  principaux concurrents de la Mission Salut et Guérison à Maurice, "La Voix de la Délivrance" et l'Eglise Chrétienne de Curepipe (un ancien groupe charismatique catholique né dans les années 1970 et constitué en Eglise évangélique indépendante en 1978 sous le nom de Centre Chrétien) revendiquant respectivement 9700 et 1500 membres, on en arrive déjà à plus de 81 000 pentecôtistes sur l'île, sans compter les milliers d'autres qui fréquentent la multitude de petites Eglises apparues depuis deux décennies notamment dans les zones urbaines les plus pauvres (cf. photo ci-contre). Il est intéressant de constater qu'en 2000, le recensement gouvernemental ne faisait apparaître que 9641 membres pour "l'Assemblée de Dieu", 1304 pour la "Mission Salut et Guérison" et 3040 pour "l'Eglise pentecôtiste", à côté de 74 748 "Chrétiens" (à comparer aux 31 099 "Chrétiens" du recensement de 1990). Ces chiffres s'expliquent aisément lorsque l'on sait que ce recensement s'opère sur la base de l'auto-désignation religieuse. On a donc en fait 10 945 personnes qui se sont reconnues, ainsi que leur famille, comme membres des ADD (ou de la Mission Salut et Guérison, ce qui revient au même), d'autres, y compris  probablement plusieurs dizaines de milliers de fidèles des ADD, se désignant tout simplement, ainsi que cela s'observe très souvent chez les Evangéliques, comme "Chrétiens", ou comme appartenant à "l'Eglise pentecôtiste". Si l'on additionne tous les chiffres cités plus haut, on arrive à 88 733 personnes très probablement évangéliques (sur une population totale d'environ 1,2 mllions d'habitants), de tendance pentecôtiste ou charismatique pour la plupart, si l'on se fie aux observations que l'on peut faire sur le terrainCela correspond effectivement, grosso modo, aux chiffres avancés par les Eglises elles-mêmes.


Rien d'étonnant alors à ce que la venue d'un prédicateur américain de la "troisième vague" pentecôtiste-charismatique comme Benny Hinn ait pu  attirer de 25 000 à 30 000 personnes deux soirs de suite dans un stade, le 5 et 6 juillet 2008 (cf. ici une vidéo de l'événement sur le site tvmaurice.com). Benny Hinn, fer de lance de la "théologie de la prospérité" avait été invité par un comité organisateur lié à la Fédération des Eglises Pentecôtistes Protestantes de Maurice qui rassemble 35 Eglises (non ADD) pour 7000 fidèles environ. Le président de cette fédération nouvellement apparue dans le paysage religieux mauricien est le révérend Vijay Appadoo, pasteur fondateur de la Peniel Christian Fellowship, une Eglise évangélique charismatique située à Coromandel.


Photos : Eglise "Centre Evangélique Charismatique" à Port-Louis. (en provenance du site pluralism.org); foule pour la prédication de Benny Hinn au stade Anjalay (L'Express de Maurice); Benny Hinn. (en provenance du site www.bennyhinn-mauritius.org).


Si la question de l'importance numérique de ces mouvements n'a pas de répercussion particulière sur le plan politique en France métropolitaine, pas plus qu'à la Réunion d'ailleurs, cela n'est pas le cas à l'île Maurice. Dans cette île caractérisée par le "communalisme"4, l'expansion pentecôtiste est succeptible,  à plus ou moins long terme, de bouleverser certains équilibres fragiles. Déjà, en 2002, un prêtre catholique du Clergé local, le P.  Henri Souchon, détaillant les statistiques  gouvernementales des divers recensements, notait la baisse de l'hindouisme (passé de 50,63% de la population en 1990 à 49,64% en 2000) en l'attribuant en partie à l'attrait du pentecôtisme (ADD et autres Eglises). Il en tira la conclusion que les Hindous, n'ayant plus la majorité absolue, ne devaient plus avoir droit automatiquement à des postes importants au sein du gouvernement.  Cette position, relayée par un journal local  (cf. ici), provoqua un tollé chez certains représentants de la communauté hindoue - à savoir les membres du Front Commun hindou - qui virent là une provocation et répliquèrent vertement par médias interposés (cf. ici). Cette analyse du P. Souchon quant à l'impact du pentecôtisme, y compris sur la population indienne hindouiste, est probablement assez exacte, à mon avis. Régulièrement, le prosélytisme de la Mission Salut et Guérison ou d'autres Eglises évangéliques charismatiques en direction des Mauriciens d'origine indienne est dénoncé en termes très virulents par certains mouvements, comme par exemple par les extrémistes de l'organisation Voice of Hindu qui ne reculent pas devant certains excès et même des actions violentes pour la défense de la religion hindoue.

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1. Baubérot J., Le protestantisme doit-il mourir?, Paris, Seuil, 1988. Cité par Raymond Pfister, Soixante ans de pentecôtisme en Alsace (1930-1990), Peter Lang, 1995 : 15).
2. Fath S., Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France (1800-2005), Genève, Labor et Fidès, 2005 : 215.
3. Chiffre avancé en 1998 sur le site de l'Action Missionnaire des ADD de Dieu, cf.ici.
4. Par ce terme, on entend, à Maurice, l'exacerbation des tensions entre des communautés séparées sur la base d'identités religieuses.

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